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cette Cour qui dans le fond a manqué au devoir d'un allié du côté de la confiance et du concert. Votre Excellence voit quelle est la confiance que j'éprouve de la part du Duc d'Aiguillon. Je n'ai pas besoin de recommander le secret de cette Lettre. La moindre chose qui en transpireroit, seroit le germe d'une tracasserie; mais depuis que mes Lettres ne sont vues que du Roi et de Votre Excellence je suis entièrement rassuré.

J'ai l'honneur d'etre avec un attachement aussi zelé que respectueux

Monseigneur

De Votre Excellence

le treshumble et tres obeissant serviteur

GUSTAF CREUTZ.

Apostille du 5 Octobre 1772.

Dans le moment arrive Mr de l'Isle expedié en Courier par Mr le C:te de Vergennes. Il m'apporte un gros pacquet de Votre Excellence. Je n'ai eu le tems de faire dechiffrer que l'apostille qui contient les dispositions inquietantes que le Roi de Prusse a manifestées en demandant le retablissement de la Constitution de 1720. Au nom de Dieu, Monseigneur, conseillés au Roi la plus grande fermeté. S'il flechi un instant, sa reputation, sa gloire et le bonheur de la Suede sont eclipsés pour jamais. Il faut de l'audace même apres tant de succés, pour exalter l'esprit public et donner cette vigueur et cette energie qu'exige notre situation. Mon ame et mes moindres pensées doivent être entièrement ouverts pour mon Roi, et la passion qui m'anime pour Lui m'oblige de dire hardiment la verité. Songés y, Monseigneur, il faut que le Roi s'ensevelisse plutôt sous les ruines de Son païs, que de

laisser porter la moindre atteinte à l'independance de Sa Couronne. Il a pour lui tout son peuple, qui seront autant de Heros. Et que l'on ne craigne pas que nous soyons abandonnés. La France et la Cour de Vienne peut-être même nous soutiendront de toutes leurs forces et ne permettront jamais que nos voisins nous oppriment. Si nous montrons de la timidité et de la foiblesse, nos ennemis deviendroient plus entreprenants, les factions renaitront, tout sera perdu, et la Suede redeviendra l'opprobre des Nations. Si nous resistons au commencement, on y songera deux fois avant de nous attaquer, d'autant plus que l'issû est problematique.

Je vole ce soir à Versailles et je suis sûr que je trouverai dans les sentimens du Roi de France & de son Ministre tout ce que le Roi desirera d'eux. Le Congrés est rompu, voilà de quoi occuper la Russie. Le Roi de Prusse ne voudra pas de nouveau s'attirer sur les bras toute la puissance de la France & d'Autriche. D'ailleurs le traité de partage le retient et il n'est pas assés imprudent pour hasarder par une guerre douteuse et incertaine tout ce qu'il vient d'acquerir par sa politique. D'ailleurs on peut avoir vis à vis de lui la plus grande fermeté sans le blesser. On peut lui montrer un desir veritable de vivre en bonne intelligence avec lui, et en lui temoignant une certaine confiance on peut lui faire voir ses veritables interets et tout l'avantage qui resulteroit pour lui de la consistance que la Suede pourra prendre. D'un autre côté si le Roi entreroit dans les vues de la France et renouvelleroit le traité avec la Russie, personne n'oseroit nous attaquer.

Voilà tout ce que je puis dire dans ce moment. Je croirois trahir le zele qui m'anime pour mon adorable Maitre s'il ne portoit pas le caractère de la plus grande franchise. Il faut que le Roi Se conserve l'admiration générale en soutenant avec constance et avec une fermeté inébranlable

son ouvrage. Que diroit l'Europe entier s'il dementiroit un instant la haute opinion que l'on a de son courage, de sa constance et de sa suite?

Ut in Litteris humillimis

GUSTAF CREUTZ.

7.

Paris d. 9 Octob. 1772.

Sire.

Pour exécuter les ordres que Votre Majesté m'a données par S. E. Le President du Conseil de la Chancellerie, je commence aujourdhui à addresser mes depeches directement à Votre Majesté. L'avantage inestimable de travailler sous les yeux de mon Roi est la recompense la plus flatteuse et la satisfaction la plus pure que peut gouter mon ame. Mon zele prendra de nouvelles forces, et l'ardeur dont je brule pour le service de Votre Majesté me soutiendra par sa vivacité et supléera aux talens qui me manquent.

Mais permettés, Sire, que mes depeches portent la même empreinte de franchise et de liberté qui les caracterisoit du tems de ma correspondance avec Mr le Comte de Scheffer, lorsqu'il etoit Vice President de la Chancellerie. Son amitié et sa confiance pour moi m'avoit donné la douce habitude de lui ouvrir mon ame et de lui communiquer mes moindres pensées, mes craintes, mes esperances, jusqu'à mes reves mêmes. J'étois sûr de trouver en lui un juge indulgent, un ami sensible. La gêne et la contrainte nuit aux affaires. Il faut qu'un Ministre parle comme il voit, et qu'il s'exprime comme il sent, sans re

serve, sans detour, et sans qu'aucune consideration ne l'arrête. Vous connoissés, Sire, la pureté de mes intentions; Vous savés que mon coeur ne respire que pour Votre Majesté. Moi je connois Votre bonté pour moi, et je sais combien Votre ame est sublime; Cela me suffit.

La depeche que je reçus par Mr de l'Isle fut à peine dechiffrée à demi que je me rendis à Versailles pour joindre encore, s'il étoit possible, Mr le Duc d'Aiguillon, avant son depart pour Fontainebleau. J'arrivai trop tard, il étoit deja parti. Comme commandant des chevaux legers, il doit être à la rencontre du Roi à la tête de sa troupe, & par consequent Le devancer d'un jour. Je fus donc obligé de m'en revenir & de remettre la besogne à demain, jour où il m'a donné rendésvous à Fontainebleau.

Je compte alors, selon mes instructions, de concerter avec lui les moyens de retenir le Roi de Prusse & la Russie, au cas qu'ils voulussent nous attaquer ou former quelque entreprise contre notre independance. Votre Majesté aura vû par mes depeches precedentes les demarches que cette Cour a deja faites relativement à cet objet; avec quelle facilité et quelle bonne foi elle s'est pretée à toutes mes insinuations, et la chaleur avec laquelle elle s'aproprioit notre cause. J'ose repondre, Sire, de la stabilité de ses sentimens. Ils seront encore plus exaltés par le courage et la fermeté, avec lesquels Votre Majesté a pris Son parti, d'employer tous les moyens que la providence a mis entre ses mains pour repousser toute entreprise contre l'independance de Sa Couronne; Des sentimens aussi élevés imposeront d'autant plus à nos voisins que Votre Majesté leurs a manifesté combien Ses vûes etoient pacifiques. Un Prince dont les grandes entreprises ont été couronnées des plus grands succés; qui a pour Lui la justice de Sa cause et l'enthousiasme de son peuple; dont l'ame tranquille et sans passion lui donne le courage froid auquel aucune ressource

n'échape; Un tel Prince doit être bien redoutable pour des Puissances qui voudroient l'opprimer, et qui par une guerre peuvent tout perdre et fort peu gagner. Tel est dans ce moment la situation du Roi de Prusse. Il vient d'acquerir des possessions immenses par le partage de la Pologne. S'il reste en paix, il est sûr de les garder. S'il attaque la Pomeranie, il attaque en même tems l'Empire. La France, comme Garante de la paix de Westphalie, viendra à notre secours, l'Empereur sera forcé de Se declarer contre lui, et l'issue de la guerre deviendra tres problematique. Le Roi de Prusse est trop grand Politique pour faire une étourderie pareille, et quelque soit son devouement pour la Russie, il ne voudra pas en devenir la victime. L'Angleterre d'ailleurs sera la première à le retenir; Le Ministère actuel craint la guerre comme sa ruine certaine. Il a promis deja à Mr le Duc d'Aiguillon d'employer ses bonnes offices pour appaiser la Russie. Il ne s'est nullement douté que le Roi de Prusse fut cabable de prendre un parti violent. Mr le Duc d'Aiguillon même croit que c'est un jeu joué de sa part pour satisfaire la Russie. Il est dans l'habitude de menacer; mais, quand on ne se laisse pas intimider, ses sentimens deviennent plus moderés. Il est donc tres necessaire que la France lui fasse entrevoir quelles sont ses intentions vis à vis de celui qui voudroit inquieter Votre Majesté, comme elle l'a fait de Dannemarc, à l'Angleterre et à la Russie. Et il sera facile de le faire, comme Votre Majesté le desire, d'une manière à derober à ce Prince la connoissance que l'on a de la declaration qu'il a faite à Votre Majesté, et du commerce de Lettres qui est établi entre Elle et Lui. Il sera tems de prendre un ton plus ferme s'il va jusques aux demonstrations, et s'il fait marcher des troupes vers la Pomeranie, je puis avoir l'honneur d'assurer avec la plus grande certitude que la France ne restera pas alors spectatrice oisive. Elle sent combien sa gloire est interessée à

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