Page images
PDF
EPUB

5.

Monseigneur!

A Paris, ce 2 d'Octobre 1772.

*) Nous avons reçu avanthier la nouvelle de la rupture du congrés. Comme je sais que le Roi en est deja instruit par un Courier du Comte de Barck, il seroit superflu d'en detailler ici les circonstances. Cet événement doit produire pour nous dans ce moment les effets les plus salutaires et achever de rendre la Russie traitable.

Cette Puissance se voit par là dans l'impossibilité de retirer ses trouppes pour nous inquieter. Ses Escadres qu'elle auroit peut être jointes par jactance à celle des Danois pour menacer nos côtes, resteront dans la Mediterranée; tous ses efforts se portant loin de nous, elle sera plus portée à écouter la raison que la passion et les insinuations de nos envieux. Elle tâchera bien de frapper quelque grand coup avant la fin de la Campagne pour forcer la Porte à accepter pendant l'hiver ses propositions, mais, outre que l'événement est toujours incertain, les Turcs, instruits par leurs propres fautes et par leurs malheurs des campagnes passées, pourront enfin ouvrir les yeux, et faire une guerre où tout l'avantage sera de leur côté, en fatiguant les Russes par leur immense Cavallerie, en leurs enlevant les finances et évitant soigneusement de combattre. D'ailleurs quelque soit l'issue de la guerre, nous aurons toujours le tems de prendre les mesures necessaires pour notre defense et de rammener la chance de notre côté, soit par la voie de negociations, soit par des alliances qui sauront imposer.

Il faut voir maintenant quelle sera la conduite des Cours de Vienne et de Berlin. A juger par le langage du

*) Detta och alla de följande brefven äro skrifna med chiffer, som sedan blifvit upplöst.

Comte de Merci, la première ne paroit pas du tout faché de la rupture du congres. Il n'en est pas de même de celle de Berlin. Le Baron de Goltz affecte d'en être au desespoir, et, à en juger par le langage qu'il tient, son Maitre ne tardera pas à donner aux Russes les secours necessaires pour accabler les Turcs. Cependant on a bien de la peine ici à croire que ce soit là le tout de bon du Roi de Prusse. Ce Prince, dont la politique est si cachée, verra peut être avec plaisir l'embarras de la Russie, et la necessité où elle est d'avoir recours à lui; Et s'il prend parti de lui prêter son assistance, ce ne sera surement qu'en obtenant d'elle de nouveaux avantages.

Dans ma conferance du mardi passé, le Duc d'Aiguillon me dit, que le langage que Monsieur de Schack avoit tenu à Mr du Blosset se dementoit par les sentimens violens qu'il avoit manifesté dans le conseil, où il souffloit la guerre, et que l'on faisoit des préparatifs qui prouvoient des vûes qui étoient nullement pacifiques. Il eut le même jour une conversation tres vive avec Mr de Blume, dans laquelle il lui dit, qu'il étoit instruit des préparatifs que sa Cour faisoit; il lui declara que la France et l'Espagne ne souffriroient pas qu'elle inquiete le moins du monde la Suede, et qu'elle n'avoit qu'à prendre garde à ce qu'elle faisoit; Que l'on savoit bien trouver moyen de la contenir.

Mr de Blume fut fort deconcerté de ce compliment. Il repondit, que ce n'etoit nullement les intentions de sa Cour de nous inquieter, et que l'on ne prenoit que des mesures de defense dans le moment, où le Dannemarc pouvoit avoir tout à craindre de la Suede. Il ne fut pas difficile au Duc d'Aiguillon de lui prouver combien ces craintes étoient chimeriques, et que l'on ne levoit pas des regimens de pionniers lorsqu'on ne songeoit qu'à se defendre.

Il me dit d'ailleurs qu'il croyoit que les demonstrations que faisoit le Dannemarc, n'etoit que pour plaire à

la Russie, àfin de se la rendre plus favorable au moment où le traité au sujet du Holstein alloit être ratifié par le Grand Duc devenant Majeur. Tout depend donc de l'effet que doit produire la mission de Mr Durand en Russie. Si les dispositions de l'Imperatrice peuvent changer, si elles tendent à se rapprocher de la France et de la Suede, ce qui n'est pas absolument impossible, vû les circonstances où elle se trouve, les vains projets du Dannemarc iront en fumée, et nous en aurons surement bon marché. Mais comme les choses peuvent aussi tourner differemment, il nous conseille d'employer tous nos efforts pour mettre notre armée et sur tout notre Flotte en état. Il me le repete chaque fois qu'il me voit, et me demande sans cesse des éclaircissemens là dessus, àfin de pouvoir prouver au Roi que nous ne negligions rien de notre côté pour nous faire respecter par nos voisins. Il a même réiteré ses offres de nous donner des secours extraordinaires pour le retablissement de notre marine, en cas d'un pressant besoin.

Il est impossible de depeindre l'activité infatigable de Monsieur le Duc d'Aiguillon; Le zèle et la chaleur avec lesquels il prend nos interets à coeur. Son objet principal est de nous créer une puissance et de nous faire jouer un rôle en Europe. Le puissant genie et les grands talens de notre Maitre sont pour lui des garants surs de la réussite de ce projet. Il fait du Ministère Anglois tout ce qu'il veut, tant il a sçu le captiver par l'honeteté de ses procedés, la probité et sa bonne foi. Le Ministère éspagnol lui est à present entièrement devoué, et les termes dans lesquels il est vis à vis des autres Puissances de l'Europe ne lui donnent pas moins d'avantages et de superiorité. Il leurs impose par sa fermeté et les rassure par ses vûes pacifiques. Il leurs fait entrevoir qu'il veut la paix, mais qu'il est prêt à faire la guerre. L'état fleurissant de l'armée et de la marine et le retablissement des finances le leur prouve. Ils le redoutent bien d'avantage que son

predecesseur, car ils sçavent que sans passion et sans legereté il ne perd jamais son objet de vue.

Le sangfroid, la suite et la constance caracterisent ce Ministre.

J'ai l'honneur d'être avec l'attachement le plus re

[blocks in formation]

Dans ma dernière du 1:er de ce mois j'ai eu l'honneur de marquer à Votre Excellence que le Comte de Mercy n'avoit pas du tout parû content de la rupture du congrés. Cet Ambassadeur fait en public l'apologie de la conduite de sa Cour; mais en particulier il laisse entrevoir le chagrin que lui cause l'accroissement de la Prusse et de la Russie. La force que ces deux Puissances acqueriront diminuera la puissance relative de sa Cour, et la portion de la Pologne dont elle s'empare, quelque étendue qu'elle soit, ne reponde nullement à l'arrondissement des états du Roi de Prusse.

Voilà ce que Mr le Duc d'Aiguillon a representé à Mr le Comte de Mercy dans sa dernière conversation. Il s'est d'ailleurs plaint du peu de confiance du Ministère Autrichien. Il lui a dit qu'il ne voyoit pas encore quelle étoit sa politique et quel systeme il adoptoit. L'Empereur, ajouta-t-il, n'a que trois partis à prendre, ou d'attendre passivement les événemens ou de se joindre aux Russes

contre les Turcs, ou d'aider ces derniers contre les Russes. L'amitié et l'harmonie, qui devoit regner entre ces deux Cours, exigeoit que l'on se confia mutuellement, et que l'on agit en tout avec concert et la confiance que demandoit l'union établie entre elles. Il le prioit donc de demander de sa Cour les éclaircissemens là dessus, et il exigeoit enfin une reponse catégorique pour que la France de son côté fut en état d'assoir son sisteme politique sur une base solide et invariable. Dans ce moment, dit il, rien ne seroit plus funeste que d'aller en tâtonnant, et de vivre au jour la journée, tandis que d'autres Puissances ne perdoient pas un instant de vûe leurs interets, et que la suite et la constance caracterisoient également leurs projets et leurs demarches; Que si la Cour de Vienne continuoit à agir avec reserve et à se concentrer en lui même, la France se verroit enfin obligé de prendre son parti, de chercher d'autres alliés et de former des liaisons plus convénables avec des Puissances, sur la confiance desquelles elle pourroit compter.

Quoique le Comte de Mercy dut être naturellement effarouché d'un pareil compliment, il ne laissa pas cependant de convenir de la solidité d'un aussi bon raisonnement. Il excusa la conduite de sa Cour sur la loi de la necessité, et dit qu'il ne lui auroit pas été possible de faire, elle seule, face à la Russie et à la Prusse: Que 25000 hommes, que sa Cour avoit à reclamer en vertu du traité de Versailles, n'auroient pas suffit pour égaliser la balance. Mr le Duc d'Aiguillon lui repliqua, qu'il auroit fallû avoir plus de confiance en la France; Que sa Cour devoit bien penser que le Roi de France ne laisseroit point son allié dans l'abandon; Que ses troupes et ses finances etoient en bon état et qu'elle auroit pû compter sur les secours les plus efficaces.

Cette declaration ne peut pas manquer de produire tout son effet et de changer entièrement la conduite de

« PreviousContinue »